Voyage au Phare, de Virginia Woolf

Je voulais lire Voyage au phare (titre original: To the lighthouse) depuis longtemps. Je regrette toujours un peu de lire les traductions françaises de livres écrits en anglais. Or ici, à la lecture du style ouvragé de l’autrice et à la découverte des méandres de sa réflexion et du rythme de ses phrases aux accents proustiens (après vérifications, Virginia Woolf a lu A la Recherche du temps perdu et était admirative de son auteur), je pense que j’aurais été bien incapable de lire la version originale.

Voyage au phare est de ces œuvres riches, complexes qui, je pense, gagnent à être relues à différents moments de sa vie car, dans ce roman paru en 1927, Virginia Woolf s’adresse non seulement aux cerveaux de ses lecteurs mais aussi à leur sensibilité. Dans le premier épisode du podcast Virginia Woolf, la traversée des apparences de France Culture (voir ici), on apprend que Voyage au phare est l’œuvre la plus autobiographique de Virginia Woolf, qui s’est inspirée de ses vacances estivales en famille à St Ives en Cornouailles pour dépeindre le séjour des Ramsay dans les Hébrides. Par ailleurs, les décès successifs de Mrs Ramsay, de Prue et d’Andrew Ramsay font évidemment penser aux décès de la mère de Virginia Woolf, Julia Stephen, survenu en 1895 quand Virginia avait treize ans, suivi du décès brutal de sa demi-sœur et mère de substitution Stella en 1897 et de son charismatique frère Thoby Stephen, en 1906. Ecrire Voyage au phare fut comme une thérapie pour Virginia Woolf, obsédée par sa mère jusqu’à ses quarante-quatre ans.

Ces deuils successifs sont évoqués dans le passage qui m’a profondément marquée, intitulé Le temps passe (Proust, encore!), pour sa profondeur, son lyrisme et ses émouvantes descriptions qui témoignent d’un grand sens de l’observation et d’une très grande sensibilité. Il y est question de disparition, de mort et de ténèbres mais la nature y reprend ses droits malgré tout et la mort y est brièvement mentionnée entre parenthèses, tout juste chuchotée. Probablement par pudeur et élégance dans la douleur dictées par l’éducation victorienne qu’a reçue Virginia Woolf mais aussi comme un cri étouffé d’une fille empêchée de faire le deuil de sa mère devant la souffrance envahissante de Leslie Stephen, inconsolable et dévasté par le départ de son épouse. Or, par son émouvante description d’une maison de vacances laissée à l’abandon et nous donnant à voir ou entendre ce qu’il s’y passe - la végétation et les animaux envahissent l’intérieur et les extérieurs, des bruits de font entendre comme si les objets ou la maison elle-même se désolait, le personnel en charge de l’entretien passe de temps à autre - Virginia Woolf nous dépeint allégoriquement la (sa?) grande peine, la (sa?) grande tristesse et la (sa?) désolation mais aussi la résurgence de la vie nichée quelque part.

« La maison était abandonnée; la maison désertée. On l’avait quittée comme un coquillage sur une dune, qui allait se remplir de grains de sel, maintenant que la vie l’avait quitté. La longue nuit semblait s’être faite. (...)  »
— Voyage au Phare

Tout comme les nombreuses intertextualités, les allégories et les symboles sont légion dans cette œuvre captivante et il est donc grand temps de parler du phare. Le roman débute avec le projet familial - surtout des enfants - de se rendre au phare en bateau (c’est le seul moyen pour s’y rendre), projet avorté à cause d’une météo défavorable, à la grande déception de James Ramsay, le cadet de la famille. Alors que Mrs Ramsay veut encore croire qu’il fera beau le lendemain, le monde des hommes, représenté par le détestable et très misogyne Mr Tansley et Mr Ramsay, douche les espoirs de la famille en répétant que le temps sera épouvantable. Dans une très belle scène de la première partie du roman, Mrs Ramsay est vraiment elle-même à la lumière du troisième rayon du phare. J’ai vu dans cette promenade au phare tant espérée l’allégorie d’un cheminement vers soi, loin des carcans et des faux semblants. C’est d’ailleurs une traversée longue et périlleuse car, quand James devenu jeune adulte, parvient à y aller avec sa sœur Cam et son père, il apprend par deux marins que de nombreux bateaux ont sombré non loin du phare, un soir de grande tempête.

Enfin, à travers le personnage de Lily Briscoe, artiste peinte, Virginia Woolf évoque le vertige et les affres de la création artistique, sentiments accrus chez elle et pour les femmes en général, alors que leur talent et leurs capacités peuvent être remis en doute par leur entourage (l’affreux Mr Tansley déclare de façon péremptoire que les femmes sont incapables de peindre ou d’écrire). Représentant l’autrice elle-même et surement sa sœur Vanessa Bell, artiste peintre, le personnage de Lily Briscoe doute et éprouve une grande difficulté à dépeindre la traversée en mer, vers le Phare. Tout est là.

« Une fois qu’elle eut rétabli les choses, et ainsi mis une sourdine aux broutilles et futilités qui détournaient son attention et la faisaient se souvenir qu’elle était telle ou telle personne, qu’elle avait tels ou tels rapports avec les gens, elle affermit sa main et leva son pinceau. Pendant un moment, tout au frémissement d’une douloureuse mais enivrante extase, il demeura en l’air. Où commencer? »
— Voyage au Phare

Ce qui est fascinant avec Voyage au Phare c’est qu’en seulement 286 pages, Virginia Woolf nous livre une réflexion sur l’enfance, la maternité, le deuil, le processus de création artistique avec intelligence, humour parfois, et une très grande sensibilité. Je suis heureuse d’avoir fait la rencontre de cette autrice magistrale.

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