Moi, Tituba sorcière…, de Maryse Condé

Je ne suis pas très fière d’écrire que j’avais très vaguement entendu parler de Maryse Condé avant sa mort, survenue le 2 avril dernier. Je n’ai pas croisé Maryse Condé à l’école ou pendant mes études supérieures et, jusqu’à maintenant, je n’avais rien lu d’elle alors qu’elle a reçu le prix Nobel de littérature alternatif en 2018. J’ai évidemment mes torts mais, en dehors du Prix de l’Académie française en 1988 et de la Grand-Croix de l'ordre national du Mérite remise par Emmanuel Macron en 2020, l’œuvre de cette grande écrivaine est d’une manière générale moins lue et reconnue en France hexagonale qu’aux Etats-Unis, pays où elle a vécu et travaillé comme Professeure de littérature.

Aussi, quand je lui ai partagé mon embarras d’être passée à côté de cette autrice majeure de son vivant, la libraire de la Librairie européenne à Etterbeek (que j’adore!), m’a réconfortée en me rappelant que je réparais une erreur. Il n’est jamais trop tard.

Dans l’hommage que rend le Book club de France Culture à Maryse Condé, la Professeure de littérature Françoise Simasotchi-Bronès nous apprend que l’autrice avait écrit Moi, Tituba sorcière…Noire de Salem en s’amusant, parce qu’elle s’ennuyait dans la petite Université américaine où elle enseignait à l’époque (aux alentours de 1986) et qu’elle s’était donc intéressée au sort réservé à Tituba, personnage historique réel du procès des sorcière de Salem de 1692 tombé dans l’oubli parce que noire et esclave. De même, la Professeure émérite Christiane Makward insiste également sur le fait que Maryse Condé ait voulu s’amuser en écrivant ce livre dans un épisode de la Compagnie des œuvres dédiée à l’autrice guadeloupéenne. Il semble également que Maryse Condé se soit désolée que les lecteurs aient pris son roman un peu trop au sérieux. La question de la réception de l’œuvre est très présente dans la réflexion de Maryse Condé, semble-t-il, et se pose particulièrement pour Moi, Tituba sorcière… car ce roman traite, entre autres, de l’esclavage dans les Caraïbes et en Amérique du Nord. On y découvre que certains esclaves parvenaient à avaler leur propre langue pour mettre fin à leur désespoir. La lectrice blanche et privilégiée que je suis s’est donc au premier abord sentie un devoir moral de prendre ce livre et son histoire au premier degré.

Or, au-delà de l’hommage à l’histoire de l’esclavage, le ton que Maryse Condé prête à Tituba - souvent ironique et parfois acerbe, la sagesse de son héroïne, son regard critique et ses multiples connaissances empiriques qui font d’elle une “sorcière” aux yeux des puritains, dépeints comme d’obscurs crétins, sont autant d’éléments qui prennent le contrepied de ce que l’histoire et l’historiographie ont réservé à Tituba. A savoir très peu. Maryse Condé offre une revanche à Tituba et, peut-être à travers elle, à toutes les femmes esclaves (on ne peut pas dire que le mari de Tituba, John Indien, également esclave soit un personnage admirable).

Dans une langue bien à elle (le fameux “Maryse Condé”), l’autrice invente une enfance à Tituba, une vie après les procès de Salem, la condamnation, l’emprisonnement,; et même une vie après la mort comme un pied de nez final aux esclavagistes. Il est là le principe d’ironie cher à Maryse Condé ainsi que sa grande intelligence.

« Le racisme, conscient ou inconscient, des historiens est tel qu’aucun ne s’en soucie. »
— Maryse Condé

Par ailleurs, les rêveries de Tituba empruntes de nostalgie pour la Barbade ou ses déclarations d’amour vorace pour la gent masculine relatées à la première personne du singulier donnent une certaine chaleur aux récits. Et comme il est semble-t-il courant de déceler des éléments biographiques dans les romans de Maryse Condé, je me suis demandé si, derrière la Barbade si chère à Tituba, ne se cachait pas la Guadeloupe.

« Pour tenter de me réconforter, j’usai d’un remède. Je remplissais un bol d’eau (...) et j’y enfermais ma Barbade. Je parvenais à l’y faire tenir toute entière avec la houle des champs de canne à sucre prolongeant celle des vagues de la mer, les cocotiers penchés du bord de la mer, et les amandiers-pays tout chargés de fruits rouges ou vert sombre. Si j’y distinguais mal les hommes, je distinguais les mornes, les cases, les moulins à sucre et les cabrouets à boeufs, que fouettaient des mains invisibles. »
— Moi, Tituba sorcière...Maryse Condé

Ce que je retiens de cette très belle lecture c’est l’éblouissement ressenti devant ce portrait très incarné et extrêmement crédible d’une femme du XVIIème siècle à qui Maryse Condé donne une voix dans un récit limpide, direct et puissant. Il est évident que ce livre ouvre la porte vers univers littéraire et créatif fabuleusement riche. Quand on est comme moi perpétuellement à la recherche du prochain livre à lire, rencontrer une autrice comme Maryse Condé est une chance.

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