L’Enéide, de Virgile
L’histoire de cette lecture est un peu puérile : après avoir lu l’Iliade et l’Odyssée en 2020, je voulais connaître « la suite »... J’ai donc lu une traduction de l’épopée de Virgile (70 av. JC - 19 av. JC), parue en 2004. Contrairement à l’Iliade, qui m’a emportée très loin, l’Enéide m’a semblée assommante. Alors, j’ai creusé, écouté des podcasts sur Virgile et son œuvre (particulièrement cette émission de Franck Ferrand avec Paul Veyne et Philippe Heuzé, disponible ici ou l’émission Sans oser le demander de France Culture dédiée à Virgile, disponible ici) pour mieux comprendre ce poète et la beauté de son Enéide.
Un peu plus renseignée et rassénérée, j’ai lu la traduction de Paul Veyne (parue en 2012) de cette épopée qui n’aurait pas dû nous parvenir. Virgile, agonisant, considérait cette œuvre de commande (de l’empereur Auguste) comme inachevée et a demandé à la détruire. Auguste refusa. Rappelons également que c’est avec ce long poème que Virgile voulait offrir à Rome une épopée sur ses origines mythiques digne des œuvres d’Homère. D’ailleurs, il semble que le mythe selon lequel Enée, fils de Vénus, guerrier troyen et gendre du roi Priam, est à l’origine de la fondation de Rome était déjà connu des Romains bien avant que Virgile n’écrive ce poème. Virgile a utilisé ce mythe à des fins politiques : l’œuvre est d’ailleurs truffée de passages apologétiques à l’égard d’Auguste. Quoique… j’ai cru lire une injonction adressée à l’empereur dans le célèbre chant VI – qui évoque la descente aux Enfers d’Enée accompagné de la Sybille de Cumes - lorsqu’Anchise décrit « César Auguste » comme « celui qui ramènera l’âge d’or dans le Latium ». Ce passage a attiré mon attention car Virgile était contemporain de la guerre civile qui opposait Auguste à Marc Antoine et de la division de l’empire. Ayant étudié les sciences politiques et ayant un goût pour l’Histoire, j’étais fascinée de lire une œuvre politique écrite assez finement pour ne pas être totalement agiographique pour son commanditaire il y a des siècles. Or, si Virgile avait uniquement souhaité écrire un discours politique, il ne l’aurait pas fait en douze chants.
En effet, Enée rencontre un bon nombre d’obstacles dans l’accomplissement de sa mission (qui consiste à installer les Pénates de Troie dans le Latium et jeter les fondations d’une cité glorieuse), tombe amoureux, perd des êtres chers, fait la guerre, les Dieux s’en mêlent…toutes les caractéristiques d’une riche épopée classique sont là. Et bien que cette dernière ne m’ait pas entièrement conquise, je retiens de très beaux passages, notamment lorsque :
Enée et son fidèle compagnon Achate apparaissent aux yeux de Didon, dans le chant I. Lorsqu’ils accostent au large de Carthage – où règne Didon, Enée et Achate partent explorer la contrée. Vénus les enveloppe alors dans un nuage protecteur, les rendant invisibles. Après avoir parcouru la forêt et compris que les autochtones ne leur étaient pas hostiles, Enée et Achate se retrouvent dans la cour de Didon. Achate se demande alors s’il n’est pas temps de révéler leur présence : « A peine avait-il dit ces mots que le nuage qui les enveloppait s’ouvre tout à coup et s’éclaircit en air transparent. Enée était bien là, dans une atmosphère lumineuse, avec le visage et les épaules d’un Dieu. D’un souffle sa mère en personne lui avait donné de beaux cheveux, un teint florissant de jeunesse et des yeux d’une grâce riante ».
Enée et Didon s’unissent dans le chant IV. Quand le héros et ses compagnons se trouvent à Carthage, Junon et Vénus se mettent d’accord – fait rare – pour « marier» Enée et Didon. Cette dernière, après intervention de Cupidon, tombe passionnément amoureuse d’Enée. Partis à la chasse avec leurs compagnons, Enée et Didon sont surpris par une terrible tempête, qui ne survient pas par hasard, bien sûr : « Des eaux torrentueuses dévalent des hauteurs. Didon et le chef troyen se retrouvent dans une même grotte. Ce sont la Terre et Junon nuptiale qui donnent d’abord le signal ; les éclairs et un ciel complice brillèrent pour les noces et du haut de leurs sommets les nymphes hurlèrent le cri nuptial ».
Le Tibre accompagne Enée jusqu’au royaume d’Evandre, qui le soutiendra dans sa guerre contre les Latins et les Rutules (car les projets politiques et personnels d’Enée dans le Latium suscitent évidemment haine et jalousie) dans le chant VIII: « Tout au long de cette nuit-là, le Tibre a apaisé ses flots tumultueux ; renversant leurs cours, ses eaux silencieuses se sont arrêtées. A la façon d’un lac tranquille, d’un étang paisible, il aplanit la surface de son onde, pour que les rameurs n’aient pas à lutter. Ils poursuivent donc plus rapidement leur course au milieu des vivats ; le sapin enduit de poix glisse sur les fonds. Les ondes s’étonnent et la forêt s’étonne, voyant au loin, pour la première fois, des boucliers rutilants, des carènes bariolées qui nagent sur le fleuve ».
La nymphe Juturne fait tout pour sauver son frère Turnus, roi des Rutules et grand adversaire d’Enée, d’une mort certaine dans le chant XII. J’ai cherché dans ma mémoire (et sur Google, aussi…) et n’ai pas trouvé de traces de peinture, sculpture ou pièce musicale dédiée aux adieux déchirants du frère et de la sœur qui s’aiment et savent qu’ils ne se reverront plus…Scène pourtant touchante et ô combien dramatique. Qui sait, en visitant un musée ou un château, je tomberai peut-être un jour sur joli petit tableau les représentant tous les deux?
A la réflexion, je note que les passages qui m’ont le plus touchée sont plutôt courts. Le génie Virgile réside surement dans cette retenue afin de ne pas tomber dans un romantisme stérile ou la mièvrerie. Toutefois, le revers de la médaille est qu’avec son héros essentiellement pieux, vaillant, docile et donc lisse, Virgile offre une épopée qui ne m’a pas transportée. Il m’a manqué un côté charnel, vraiment incarné et je me suis surprise à avoir de l’affection pour Turnus, pourtant décrit comme un chien fou, irascible et lâche aux moments cruciaux.
La beauté de la poésie de Virgile ne m’a donc pas totalement convaincue. Et c’est là que je me questionne. Ma deuxième lecture l’Enéide a été précédée des Métamorphoses d’Ovide, qui m’ont subjuguée. Or, à écouter les grands universitaires latinistes, Virgile est LA star incontestée et indétrônable de la poésie latine. Dans ce contexte où je suis toujours intimidée par les commentaires érudits, je me demande : ai-je le droit de préférer Ovide à Virgile ?