Le Côté de Guermantes, de Marcel Proust

The Loge, Mary Cassat.

Ce qui est pratique quand on tient un blog, c’est qu’on dispose de données infaillibles pour mesurer son rythme de lecture. Et je constate qu’il m’a fallu deux bons mois pour venir à bout du troisième volume de la Recherche, paru en 1920. Alors qu’il était plaisant, réjouissant ou apaisant de lire Proust entouré de fleurs, dans la campagne normande, ou au bord de la mer, j’ai un peu étouffé dans les salons du faubourg Saint-Germain qui fascine tant son narrateur.

Après avoir effectué ses études à Sciences Po et obtenu une licence de lettres, Proust fut chroniqueur mondain pour Le Figaro et Le Gaulois. Cette expérience a indéniablement dû nourrir ses longs récits, les dialogues et les réflexions de son héros lors des trois grands moments mondains du roman: la représentation d’un Acte de Phèdre, interprétée par la grande comédienne “La Berma” (personnage fictif) ; une soirée chez Mme de Villeparisis (qui appartient au clan Guermantes et que le narrateur avait rencontrée lors de son séjour à Balbec avec sa grand-mère) dans la première partie du roman, puis une soirée chez le Duc et la Duchesse de Guermantes, dans la deuxième partie. Lors des deux soirées, qui se veulent modernes et impertinentes par des hôtes superficiels et sûrs d’eux, mais qui sont en réalité extrêmement codifiées et assassines pour tout “outsider” comme l’ami du narrateur, Albert Bloch, il est beaucoup question de l’affaire Dreyfus. Proust, qui a signé la pétition des intellectuels demandant la révision du procès du Capitaine Dreyfus publiée dans l’Aurore le lendemain du célèbre J’accuse d’Emile Zola, a sans doute voulu consigner l’antisémitisme crasse d’une grande partie de la noblesse sous la IIIème République. J’étais parfois mal à l’aise en lisant certains commentaires ou certains regards…et j’étais également perdue dans les détails car, même si je me suis penchée sur cette période pendant mes études, je ne pouvais évidemment me souvenir de la déclaration de tel Général après telle décision de justice…Proust, chroniqueur mondain et peintre de la société de son temps, donc. J’y vois un matériel fabuleux pour les historiens mais je comprends mieux pourquoi de nombreux lecteurs qui se lancent dans l’aventure de la Recherche abandonnent après Le Coté de Guermantes (que les lecteurs angoissés se rassurent: j’en suis à la page 100 de Sodome et Gomorrhe!).

Toutefois, ni Proust ni son héros ne sont dupes et tous deux portent un regard très critique sur cette noblesse bizarrement toujours régnante dans une République. Cette distance, ces regards acerbes, qui témoignent d’un sentiment d’attraction-répulsion que Proust lui-même devait ressentir, aident à sortir des deux soirées. D’ailleurs, dans un passage que j’aime beaucoup, la grand-mère de Proust, qui souffre d’une attaque cérébrale dans les toilettes publics d’un parc et qui suit, depuis la cabine des WC, le dialogue entre la ‘Dame pipi’ et le garde forestier, s’exclame: “J’ai entendu toute la conversation entre la “marquise” et le garde (…). C’était on ne peut plus Guermantes et le petit noyau Verdurin.”.

« Avez-vous remarqué que souvent les lettres d’un écrivain sont supérieures au reste de son oeuvre? Comment s’appelle donc cet auteur qui a écrit Salammbô?
J’aurais bien voulu ne pas répondre pour ne pas prolonger cet entretien, mais je sentis que je désobligerais le prince d’Agrigente, lequel avait fait semblant de savoir à merveille de qui était Salammbô et me laisser par pure politesse le plaisir de le dire mais qui était dans un cruel embarras. »
— Le Coté de Guermantes II, chapitre deuxième.

Ensuite, hormis le séjour du narrateur à Doncières pour rendre visite à Robert de Saint-Loup qui y effectue son service militaire, passage mièvre et sans intérêt, la rencontre charnelle avec Albertine, le ‘lapin’ que Mme de Stermania pose au narrateur, l’entrevue électrique avec le Baron de Charlus ou encore le retour d’un Charles Swann crépusculaire à la fin du livre furent autant de bulles d’oxygène. Evidemment, la mort de la grand-mère du héros est aussi un moment fort, qui a dû être largement étudié, mais c’est surtout la narration de son malaise lors d’une promenade sur les Champs Elysées - évoquée plus haut - qui m’a le plus touchée.

« Elle, au coeur de qui je me plaçais toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle m’était maintenant fermée, elle était devenue une partie du monde extérieur, et plus qu’à de simples passants j’étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, de lui taire mon inquiétude. Je n’aurais pu lui en parler avec plus de confiance qu’à une étrangère. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins, que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n’était pas morte encore. J’étais déjà seul.  »
— Le Coté de Guermantes II, chapitre premier.

Je suis sortie de cette lecture soulagée d’avoir enfin fini (je me suis bien gardée de lire les variantes et versions alternatives de mon édition), pressée d’enchaîner avec Sodome et Gomorrhe (qui me semble déjà plus mordant), mais aussi perplexe car je ne peux m’empêcher de voir la Recherche comme une œuvre kaléidoscopique. Certes, on retrouve certains personnages d’un volume à un autre, on voit le narrateur grandir et évoluer, explorer le côté de Méséglise (à savoir le côté de chez Swann) et le coté de Guermantes; on observe ses rapport compliqués avec les femmes qui l’attirent, mais qu’est-ce qui fait tenir cet ensemble composés de pièces si différentes où il peut être question de peinture, de musique, de jardins, de sexe, tenues vestimentaires ou de vaines mondanités?

Je suppose qu’il va me falloir lire les sept volumes en entier, et dans l’ordre, pour (tenter de) le comprendre.

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