A l’ombre des jeunes filles en fleurs, de Marcel Proust
Non non non je n’ai pas abandonné, je poursuis toujours mon aventure proustienne. Je viens d’ailleurs de commencer Le côté de Guermantes, après un passage par les six tomes du bouleversant Arabe du futur de Riad Sattouf. Mais avant d’évoquer les salons du faubourg Saint Germain, je suis heureuse de partager mes impressions - si chères au narrateur - du deuxième volet d’A la recherche du temps perdu, qui a valu le prix Goncourt à son auteur en 1919.
Dans ce deuxième tome, le narrateur devenu adolescent - voire jeune adulte car il est tout de même en âge de soigner ses peines de cœur dans des maisons closes - poursuit son voyage intérieur, ses explorations sensorielles, sentimentales et artistiques entre l’appartement du couple Swann à Paris et le Grand Hôtel de Balbec, station balnéaire normande vraisemblablement inspirée de Cabourg (voir ici). J’ai lu ou entendu (quand on commence à s’intéresser à Proust, les sources sont d’information sont extrêmement nombreuses. Ce qui est à la fois compréhensible car il y a surement autant de grilles de lecture que de lecteurs eux-mêmes; et surprenant à plusieurs égards car, à bien lire Proust, ce dernier nous livre tout) que Proust se désolait que l’on perçoive son œuvre comme un tissu de digressions. Je veux bien croire qu’il y a un tout qui prendra sens dans Le temps retrouvé, notamment lorsque le narrateur se décide enfin à écrire son livre. Toutefois, la lectrice que je suis est un peu abasourdie par le nombre de thèmes abordés - le sentiment amoureux, le manque, la jalousie et l’orgueil; la judéité et l’antisémitisme; l’impressionnisme à travers le personnage d’Elstir, ou encore l’écriture avec Bergotte etc., et de références à des œuvres picturales (pas autant que dans Du côté de chez Swann, ceci dit, mais les grands maîtres de la Renaissance italienne sont toujours présents ainsi que leurs successeurs comme Véronèse), musicales (Wagner) ou littéraires (Madame de Sévigné, Racine ou Voltaire) dans ce deuxième volet.
Outre les magnifiques et prodigieuses pages sur le premier chagrin d’amour du narrateur suite à sa “rupture” avec Gilberte - avec qui il n’avait aucune relation concrète, je précise, ce qui rend ces pages encore plus magistrales; certains passages ont attiré mon attention: les descriptions minutieuses et détaillées des tenues d’Odette Swann, mère de Gilberte, et de sa décoration d’intérieur ainsi que les métamorphoses animales.
Il est énormément question de fleurs dans la première partie du roman intitulée Autour de Mme Swann, quand le narrateur décrit les tenues d’Odette, son salon capitonné où l’on retrouve toujours un bouquet de violettes de Parme ou de “marguerites effeuillées”. Ses tentatives d’embourgeoisement, son français mâtiné d’anglais, sa suractivité sociale ne trompent pas le narrateur, qui nous rappelle son passé de cocotte et la perçoit comme une “fleur nue” dans ses tenues d’intérieur légères en crêpe de Chine. Constamment entourée de violettes de Parme, de marguerites, de roses ou de “chrysanthèmes énormes”, domestiqués dans des vases, Odette s’apparente à une fleur mure, séductrice. Alors que le narrateur se torture à vouloir “quitter” Gilberte, il se rend tous les jours chez la mère de cette dernière, très certainement attiré par la sensualité qu’elle dégage. Cette description symbolique atteint son apogée à la fin d’Autour de Mme Swann, lorsque cette dernière se promène à une heure où toutes les honnêtes gens rentrent déjà pour le déjeuner : “Tout d’un coup, sur le sable de l’allée, tardive, alentie et luxuriante comme la plus belle fleur et qui ne s’ouvrirait qu’à midi, Mme Swann apparaissait, épanouissant autour d’elle une toilette toujours différente mais je me rappelle surtout mauve; puis elle hissait et déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète irradiation, le pavillon de soie d’une large ombrelle de la même nuance que l’effeuillaison des pétales de sa robe”.
Les jeunes filles en fleur que le narrateur voit pour la première fois sur la digue de Balbec, parmi lesquelles se trouve la fameuse Albertine (“Pendant ce temps, je songeais à la petite feuille de bloc-notes que m’avait passée Albertine: “Je vous aime bien”, et une heure plus tard, tout en descendant les chemins qui ramenaient, un peu trop à pic à mon gré, vers Balbec, je me disais que c’était avec elle que j’aurais mon roman”), s’apparentent à des buissons d’aubépines éphémères, croisés sur les chemins de la campagne normande. D’ailleurs, dans Du côté de chez Swann, le narrateur rencontre également Gilberte à l’extérieur, au détour d’une promenade, dans un décor printanier “de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leur bourse fraîche du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue”.
Proust évoque la sexualité, la séduction ou les premiers émois amoureux avec les fleurs ou se moque de ses congénères en les métamorphosant. En bon snob, Proust était un habitué des salons parisiens et des grands hôtels. Cela ne l’a pas empêché d’observer les autres clients de ses établissements de luxe et de souligner leur fatuité et leur ridicule, comme en témoigne cette description d’un dîner au Grand Hôtel de Balbec: “Et le soir ils ne dînaient pas à l’hôtel où, les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans les remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardaient avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger).”
J’ai globalement été séduite par ce roman qui relate les affres d’adolescent fragile avec profondeur, minutie et élégance et, même si je sais qu’on ne lit pas La Recherche pour son histoire, je suis tout de même impatiente de savoir si la prophétie du narrateur concernant Gilberte (à savoir qu’elle avoue l’avoir follement aimé, bien des années plus tard et pétrie de regrets) va se réaliser. A suivre, donc.