Du côté de chez Swann, de Marcel Proust

Le premier tome d’A la recherche du temps perdu (que les initiés appellent simplement “La Recherche”) se subdivise lui-même en trois parties distinctes; à savoir: Combray, Un amour de Swann et Noms de pays: le nom. Alors que je ne suis qu’au tout début de cette aventure livresque, il me semble que Du côté de chez Swann - et particulièrement Combray et Noms de pays: le nom - jette les bases de La Recherche car la narration pure fait une grande place - ou plutôt servent de support - aux digressions du narrateur sur ses angoisses nocturnes, la maladie, les souvenirs d’enfance (la fameuse madeleine, trempée dans du thé, tout le monde semble l’avoir oublié) et réminiscences, la perception des choses dans un monde intérieur ou à travers les arts, et, bien sûr, le désir d’écrire.

Comme le narrateur insiste sur les impressions que nos expériences sensorielles, sentimentales et émotionnelles - inscrites dans un espace-temps donné - nous laissent au fil du temps, il m’a paru logique d’évoquer mes plus fortes impressions sur les trois récits.

Combray

Combray est un petit village imaginaire de Normandie où le narrateur se rend régulièrement pendant les vacances avec ses parents. Il y côtoie sa Tante Léonie, qui alimente sa maladie et son apathie en restant cloitrée dans sa chambre, ou Françoise, domestique de la famille très terre-à-terre. De la maison de Combray, deux balades familiales sont possibles en fonction de la météo. Si le ciel est menaçant, la famille se rend à Méséglise-la-Vineuse, “qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu’on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là”. La famille opte pour le côté de chez Swann quand il risque de pleuvoir parce que la promenade n’était pas bien longue”. En revanche, s’il fait beau, le narrateur et ses parents vont du “coté de Guermantes” (= tome trois de La Recherche. Tiens tiens). Pas besoin de faire Saint-Cyr pour comprendre que Combray et ses alentours sont des jalons symboliques et fondamentaux dans le parcours social, intellectuel et sentimental du narrateur, qui est enfant dans Du côté de chez Swann.

Un amour de Swann

Le récit de la passion dévorante - et la jalousie maladive - que Charles Swann éprouve pour Odette de Crécy, une demi-mondaine parisienne qui n’est “pas son genre” (il l’admet lui-même) et qui lui est intellectuellement inférieure, m’a un peu laissée de glace. J’ai tout de même passé une soirée délicieuse à tenter de retrouver les filles de Jethro sur l’une des fresques murales peintes par Botticelli de la Chapelle Sixtine, dont l’expérience de visite virtuelle sur le site des Musées du Vatican pourrait être nettement améliorée, soit dit en passant. Pour rappel, avant que Michel-Ange s’attaque au plafond, Botticelli, Ghirlandaio - professeur de Michel-Ange, Le Pérugin et Cosimo Rosselli avaient réalisé de superbes fresques murales. Plus généralement, le livre regorge de références picturales, architecturales, littéraires ou musicales , témoignant de la richesse du monde intérieur et de la grande culture du narrateur et, in extenso, de l’auteur bien entendu (Proust a été critique musical). Un auteur qui peut mordre aussi, quand il désapprouve quelque chose, comme le Château de Pierrefonds - visité en famille cet été. Charles Swann se désole en effet qu’Odette visite cette “déjection de Viollet-Leduc” (!) avec ses amis. L’auteur donne également des coups de griffe quand il se lasse: il est assez drôle de lire que la musique de Chopin est “ringarde” aux oreilles des contemporains de Swann. Cette dernière pique du narrateur me permet de faire une transition vers mon passage préféré d’Un amour de Swann, à savoir la soirée chez la Marquise de Saint-Euverte, où certaines invitées sont exaspérées qu’on y joue encore du Chopin, justement. Passage sans doute fondateur et magistral d’un point de vue littéraire. Fondateur car c’est la première fois que le narrateur nous emmène dans une grande soirée parisienne et que l’auteur utilise son expérience de chroniqueur social pour attirer notre attention sur tout ce qu’il se voit/s’entend pas d’emblée et sur la vanité des gens “bien nés”. Magistral car le récit va crescendo depuis l’arrivée de Charles Swann à l’entrée du luxueux hôtel particulier jusqu’au salon; scène et coulisses sont peuplées de domestiques et d’invités que Swann compare systématiquement à des œuvres d’art. Et quelle galerie ! Or, comme souvent dans le livre, ce passage magnifique et enlevé se termine sur une considération familière, triviale ou humoristique. Dans ce cas précis, avec une réflexion complétement inepte d’une Comtesse. Assez surprenant.

Dans Noms de pays: Le nom, on revient à l’enfance du narrateur qui, pour des raisons de santé, ne peut aller en Italie pour les vacances et se rend régulièrement aux Champs-Elysées à la place, accompagné de Françoise, qui a quitté Combray suite au décès de la Tante Léonie. Ces sorties aux Champs-Elysées sont l’occasion pour le narrateur de voir et de jouer avec Gilberte, fille de Charles Swann et d’Odette (ces deux-là se sont mariés entre temps, on le comprend, mais le narrateur ne s’étend pas là-dessus) vue pour la première fois près de Combray et qui a littéralement subjugué le narrateur. Ce dernier découvre le sentiment amoureux, la fièvre, l’attente et l’obsession.

Le passage où le narrateur, devenu adulte, retourne au Bois de Boulogne après s’y être rendu régulièrement pendant son enfance, notamment pour y voir la sémillante Odette Swann, est celui qui m’a le plus marquée. Rien de ce qu’il observe ne correspond aux impressions que lui avait laissé la nature “complexe” de ce “Jardin” voué, dans son imaginaire d’enfant, aux charmes et à la séduction. “Quelle horreur!”

Au-delà de l’exercice, du challenge personnel que représente l’ascension de cette œuvre monumentale, j’ai aimé lire Du côté de chez Swann pour sa voix tranquille et apaisante, la multitudes des angles avec lesquels ce livre peut être lu (philosophique, psychologique, historique, aussi parfois: “Odette de Crécy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes…Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse! Je me rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon.”) ainsi que pour les réflexions très personnelles qu’il suscite. Je viens de démarrer A l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui me semble un chouïa plus mordant. A suivre.

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