La plus secrète mémoires des hommes, de Mohammed Mbougar Sarr

Source: éditions Philippe Rey

Voici le billet le plus difficile à écrire depuis le lancement de ce blog. Je suis bien embêtée car je me trouve face à un roman encensé par la critique et qui a remporté le prix Goncourt l’année dernière. De nombreuses voix ont en effet trouvé ce livre génial ( cela m’a poussé à le lire !) et je suis sortie de cette lecture plutôt perplexe. Un peu comme pour l’Enéide, je me suis dit qu’il fallait creuser. Voici le résultat de mes modestes réflexions.

Le « narrateur » (j’expliquerai l’utilisation des guillemets un peu plus loin) et personnage principal, prénommé Diégane, est envoûté par un mystérieux livre intitulé Le Labyrinthe de l’inhumain, publié dans les années 30 et tombé dans l’oubli. Alors que son dernier livre ne s’est pas vendu, Diégane se questionne et part à la recherche de l’auteur du Labyrinthe de l’inhumain, T.C. Elimane, sénégalais comme lui. A travers ces deux écrivains avec qui il partage de nombreux points communs, Mohamed Mbougar Sarr nous livre une réflexion sur la littérature, les raisons qui poussent à écrire, le comment écrire et comment lire, aussi. Avec ses exemples historiques et contemporains, certes fictifs (quoique T.C. Elimane soit librement inspiré de Yambo Ouologuem, à qui est dédié ce livre), Sarr entend nous démontrer que la perception, la compréhension et l’appréciation d’un livre varient en fonction des origines de l’écrivain. Cela doit nous faire réfléchir, particulièrement quand on est occidentaux, blancs et que l’on intègre, inconsciemment ou non, des présupposés raciaux voire racistes. Décolonisons notre rapport à la littérature. Je suis entièrement d’accord.

Mais alors, pourquoi suis-je si partagée sur La plus secrète mémoires des hommes ?

Dans ce livre, l’auteur nous mène dans une quête du chef d’œuvre impossible, comme le confirme le magnifique email de Musimbwa, à la fin du livre. Or, cette quête use de procédés qui m’ont mises mal à l’aise car bancals ou insincères, selon moi. Le Labyrinthe de l’inhumain est truffé de plagiats et c’est une des raisons pour laquelle la grande majorité des exemplaires ont disparu et la maison d’édition a dû fermer boutique. Ces reprises, nous explique-t-on, sont savamment mises bout à bout pour faire de ce livre une merveille. J’ai lu cet argument plusieurs fois dans le roman et je l’ai trouvé faible à chaque fois. Je ne vois aucun génie dans le plagiat. C’est là que j’ai commencé à me sentir légèrement floutée. A cela s’ajoute que le fait que TOUS les personnages qui parviennent à lire Le Labyrinthe de l’inhumain, soient subjugués, quasiment dans un état second devant tant de beauté et de brio littéraires…Là encore, ce n’est à mon sens pas crédible; ça ne peut pas être aussi simple. Mes cours de philosophie remontent à loin mais si Kant a écrit des pages et des pages sur la Critique de la faculté de juger, c’est bien parce qu’aucune œuvre d’art ne peut faire l’unanimité, non ?

Certains méandres de la narration m’ont également déroutée et mise mal à l’aise, particulièrement dans le Deuxième livre. Dans cette partie du roman, le récit d’une poétesse haïtienne ayant côtoyé Elimane en Argentine est repris par Siga D, une autrice sénégalaise, elle-même reprise par Diégane. Je suppose que l’auteur a souhaité mettre en valeur la transmission orale et féminine mais alors pourquoi laisser son héros au milieu de tout ça et faire de lui une sorte de Tintin passe-plats ? Et inversement : pourquoi ne pas donner la parole à Siga D ou à la poétesse directement ? Là encore, quelque chose ne sonne pas juste.

Enfin, l’auteur nous fait voyager dans l’espace et dans le temps avec: l’évocation de la Grande Guerre et des tirailleurs sénégalais, l’Holocauste, la chasse aux nazis en Amérique du Sud ou encore la guerre civile en RDC. On peut également répertorier de nombreux registres dans cette œuvre : journal intime, articles de presse, interview, réflexions que je qualifierais de tolstoïenne, ou email, ainsi que des termes plutôt abscons qui tombent parfois comme un cheveu sur la soupe, même après avoir vérifié leur définition dans un dictionnaire. Démonstrations excessives de virtuosité ou enrichissement d’une œuvre protéiforme ? Chaque lecteur aura évidemment et heureusement sa propre réponse. Pour ma part, je dois admettre que l’approche m’a semblé en partie légitime car l’enquête de Diégane repose sur de nombreuses sources mais j’avais tout de même l’impression de feuilleter un catalogue. Et à en faire trop, on marche au bord d’une périlleuse falaise. Je serai honnête, la paraphrase shakespearienne à la toute fin du roman m’a exaspérée.

Ce qui m’attriste c’est que je crois avoir compris le propos – en tout cas politique - de l’auteur et il me semble crucial de l’entendre. Or, son œuvre et les artifices utilisés le desservent à mes yeux. Je termine ce billet en me disant que même si je ressors de cette lecture avec les sourcils froncés, j’ai tout de même comparé l’auteur à Virgile et Tolstoï. Vous avouerez qu’il y a pire.

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