La Horde du Contrevent, d’Alain Damasio
« Est-ce que nous voyons la cent millième partie de ce qui existe ? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la nature, qui renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève la mer en montagnes d’eau, détruit les falaises, et jette aux brisants les grands navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit – l’avez-vous vu, et pouvez-vous le voir ? Il existe, pourtant ». J’ai beaucoup pensé à ce passage du Horla de Maupassant en lisant et tentant de comprendre la substance de La Horde du Contrevent car il y est évidemment question de vent, à la fois dévastateur dès qu’il atteint sa sixième forme, le « furvent », mais également source de toutes choses.
Le passage du Horla semblait ouvrir la piste du vent comme force mystique, qui ne me semble pas totalement infondée en lisant le livre d’Alain Damasio, mais c’est un peu court. C’est en écoutant plusieurs interviews de lui dans La Grande Librairie et sur France Culture (voir ici et ici) que j’ai compris…que je n’avais rien compris ! Tout en se revendiquant auteur de science-fiction, Alain Damasio admet ne pas lire beaucoup d’œuvres romanesques (Dune et Le Seigneur des anneaux sont de fameuses ellipses dans son parcours de lecteur, de son propre aveu en 2021) et explique s’être inspiré de la philosophie du mouvement pour écrire La Horde. Par ailleurs, Alain Damasio est un grand admirateur de Nietzsche, qui m’a donné tellement de fil à retordre en hypokhâgne. Et là, tout était plus clair, si je n’ai pas tout compris – et particulièrement les passages métaphysiques : C’EST NORMAL. Alain Damasio a toutefois de la compassion pour les lecteurs paumés comme moi. En témoigne ce passage qui m’a bien fait rigoler :
«∫ [= Larco Scarsa, braconnier du ciel] Je me levai définitivement sur ces mots, saluai et partis me coucher. Le Lorsque, le Donc, le Puisque, des animaux ? Et quoi d’autre, nom d’une cage ? Les glyphes ? Je ne sais pas ce que ce bougre-là buvait ou fumait, sans doute pas la même chose que moi ou alors pas dans la même boucle d’espace-temps, mais il avait des bouffées de déconnade qui m’échappaient profond ».
Je n’ai donc peut-être pas tout saisi de ce pavé de 700 pages mais en voici tout de même la trame : une horde constituée de 23 personnes contre à pied les vents classés en neuf catégories, dont six sont officiellement répertoriés, en direction de l’Extrême-Amont, pour identifier les trois formes restantes du vent et dénouer le mystère de son origine qui permettrait de comprendre l’origine même de la vie. Chaque membre de ce groupe d’élite possède un talent particulier ou a une tâche bien précise : éclaireur, « feuleuse » (la feuleuse Callirhoé parvient à faire du feu en toutes circonstances, même en milieu aquatique), troubadour etc. Golgoth, neuvième du nom, est issue d’une grand lignée de «traceurs » impitoyables et mène d’une main de fer sa 34ème horde, là aucune autre horde n’est parvenue à aller. Je n’en dis pas plus. Evidemment, contrer des vents violents en terrains hostiles ne se fait pas sans casse et le parcours de la Horde s’apparente parfois à une véritable géhenne. Ce que je retiens de cette allégorie darwinienne de la vie c’est que ce n’est pas tant le but du parcours que l’expérience elle-même, ainsi que l’attachement qui nous lie aux autres, qui enrichit notre existence et nous humanise.
D’ailleurs il nous est dit à plusieurs reprises dans le roman que les membres de la horde sont « noués » les uns aux autres. La narration en est un bel exemple car chaque membre nous raconte l’histoire de son point de vue, avec un vocabulaire et une syntaxe qui lui sont propres, exercice que semble adorer l’auteur pour caractériser ses personnages. Cette « singularité linguistique », comme il le dit lui-même, m’a réellement impressionnée (pour 23 personnages quand même) et agacée parfois car certains protagonistes ont un style ampoulé, qui m’a semblé artificiel. Si nos lecture nous révèlent, le procédé narratif d’Alain Damasio a bien confirmé une chose chez moi : avais-je besoin d’être exaspérée par la vulgarité de Golgoth et séduite par le langage soutenu de Pietro pour savoir que je suis, au fond, une snobinarde ?!
Enfin, bien que portée par ce récit extraordinaire, il m’était impossible d’ignorer les faisceaux de d’indices de ce que j’ai ressenti comme une forme de misogynie latente. La Horde a, comme on peut s’y attendre, un fonctionnement très hiérarchisé. Or, à l’exception d’Oroshi, « aéromaître » du groupe au rôle de plus en plus prépondérant au fil de l’histoire, seuls des hommes se trouvent en haut de l’échelle. Golgoth et Erg Machaon, combattant-protecteur, sont extrêmement misogynes, mais ça, je peux le comprendre car il peut être légitime d’avoir des personnages déplaisants dans une histoire. La conception des rapports hommes-femmes m’a, dans son ensemble, paru un peu caricaturale et stéréotypée. Par exemple: quand Sov Strocchis, scribe et intello du groupe, énumère ses conquêtes féminines en s’enorgueillissant de les avoir « eues » ou quand Aoi Nan, cueilleuse et sourcière, chuchote à Sov à la fin du livre: « Occupe-toi d’Oroshi, aimez-vous, fais-lui un bébé », j’ai levé les yeux au ciel (tout au long du livre il nous expliqué que la grossesse et la maternité sont l’aboutissement ultime de la vie d’une femme).
En conclusion, moi qui souhaitais être transportée dans un ailleurs avec une œuvre de science-fiction, j’ai été servie. Le récit est par ailleurs haletant et j’ai tenu à finir le livre pour savoir ce qui allait advenir de cette Horde. Bien que parfois agaçante (j’ai préféré survoler toutes les interventions du troubadour Caracole), la virtuosité linguistique de l’auteur est spectaculaire et fait de cette lecture une expérience enrichissante. Je me suis tout de même demandé tout au long de ma lecture si cette œuvre s’adressait à tous ou à une catégorie de lecteurs.