Beloved, de Toni Morrison

Ma première rencontre avec cette œuvre, qui a valu le prix Pulitzer à son autrice en 1988, remonte à l’an 2000, année de mon bac et également du concours général. Pour des raisons que j’ignore, mon prof d’anglais de terminale m’avait suggéré de passer l’épreuve d’anglais, qui consistait à traduire en français un extrait de ce roman (que je ne suis pas parvenue à retrouver, malheureusement). Mon niveau d’anglais devait être vraiment déplorable à l’époque (est-il vraiment meilleur aujourd’hui ? Mon « Brussels globish » me désole…) car je n’ai rien compris ! Et j’ai donc nourri une certaine rancune – totalement infondée, j’en conviens - à l’égard de Toni Morrison et de son œuvre.

Vingt-deux ans plus tard, je sors une édition française datant de 1989 de ma bibliothèque pour enfin lire ce roman qui m’intimidait suite à l’expérience évoquée ci-dessus. J’ai attendu de le finir pour en savoir plus sur Toni Morrison (1931 – 2019) qui, outre sa carrière d’écrivain, fut également éditrice et professeure à l’Université (y compris au Collège de France). A travers son œuvre, qui lui a également valu le prix de Nobel de littérature en 1993, elle dénonce la ségrégation raciale et dresse le portrait de personnages hantés par des traumatismes. Si vous souhaitez en savoir plus sur cette autrice majeure de la littérature américaine, voici les liens vers deux passionnantes séries d’émissions littéraires diffusées sur France Culture : ici et ici.

En parlant de personnage hanté, Sethe, héroïne de Beloved, en est un parfait exemple. Ancienne esclave qui est parvenue à fuir le domaine où elle « travaillait » dans le Kentucky pour se réfugier chez sa belle-mère dans l’Ohio, elle tue sa toute petite fille Beloved pour que celle-ci ne tombe pas dans les griffes des propriétaires du domaine et devienne esclave. Or, Beloved, après avoir hanté la maison familiale, revient sur terre et s’installe chez Sethe, dix-huit ans après avoir été assassinée. Ce roman est inspiré d’un fait réel et Toni Morrison nous démontre avec puissance, et une certaine tendresse aussi, que ce meurtre est un véritable acte d’amour maternel. Car ce que Toni Morrison, qui se documentait beaucoup, nous apprend c’est que les esclaves s’efforçaient à ne pas trop aimer leurs enfants, pour les raison évoqués dans ce passage qui m’a beaucoup émue : «Pour une ancienne esclave, aimer aussi fort était risqué ; surtout si c’étaient ses enfants qu’elle avait décidé d’aimer. Le mieux, il le savait, c’était d’aimer un petit peu, juste un petit peu chaque chose, pour que, le jour où on casserait les reins à cette chose ou qu’on le fouetterait dans un sac de jute lesté d’une pierre, eh bien, il vous reste peut-être un peu d’amour pour ce qui viendrait après ». Mon Dieu.

Ce qui m’a également marqué dans ce roman éprouvant par son sujet, c’est la complexe construction du récit avec laquelle l’autrice mène son lecteur pour que ce dernier comprenne, et ressente surtout, son propos. Certes, il est question d’esclavage et de ses horreurs mais ce n’est pas là son sujet central. En tout cas pas pour moi. Au fur et à mesure du récit, des souvenirs douloureux refont surface malgré les efforts des personnages pour occulter leurs traumatismes et survivre malgré tout ; le lecteur assemble les pièces du puzzle et finit par comprendre ce qui s’est passé avant et après la fuite de Sethe. Dans le tout dernier chapitre du roman, Toni Morrison assène et répète: « Ce n’était pas une histoire à faire circuler ». En effet, à leur échelle, les personnages ont dû lutter à leur corps défendant contre des fantômes et, plus largement, Toni Morrison enjoint ses lecteurs à ouvrir les yeux sur le passé pas toujours glorieux des Etats-Unis. J’ai toutefois vu une petite lueur d’optimisme adressée aux afro-américains à la fin du roman quand Paul D, ancien amant de Sethe, lui dit : « Sethe, dit-il, toi et moi, on a eu plus d’hiers que n’importe qui. On a besoin d’un peu de lendemains ».

Toni Morrison n’aimait pas qu’on dise de ses œuvres qu’elles sont poétiques. Or, et c’est là une grande frustration pour moi, j’ai cru percevoir une langue très poétique à travers la traduction française que j’ai pu lire. Un peu comme si j’entrapercevais un magnifique oiseau perché sur la plus haute branche d’un arbre très feuillu.

Il ne me reste plus qu’à lire un autre livre de cette autrice, en langue originale cette fois. Je suis d’ailleurs très attirée par The Bluest Eye et Paradise. Mais vais-je les comprendre ? A suivre.

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